Page 23 - Extrait du livre Le Patron avant tout - Rou'hama Shain
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Le PATRON avant tout d 23


Le téléphone sonnait sans arrêt. Chaque parent, chaque ami,
avait un commentaire à faire. « Racoma, c’est si extraordinaire
que tu puisses enfin aller voir ton père après tant d’années ! » ou
bien : « Tu dois être folle de joie de prendre l’avion pour la pre-
mière fois ! » ou encore : « J’ai un cousin à Tibériade, pourrais-
tu te charger d’un cadeau pour lui ? » et même : « N’oublie pas
d’emporter avec toi de la crème solaire, il paraît que le soleil tape
fort, là-bas » ou encore : « Comme je t’envie ! ».
Le jour du départ arriva enfin. Les deux enfants étaient partis
la veille, dans un déluge d’embrassades, de baisers et de larmes.
J’embarquai un mardi soir, le cœur serré en me séparant des
miens.
Vinrent les dernières instructions avant le départ : « Attachez
vos ceintures » et l’avion prit son vol en emportant ses cinquante-
huit passagers. Les nuages semblaient faire la haie à cet oiseau
étrange qui venait usurper un peu de leur espace. L’avion prit de
la vitesse.
Le ronflement régulier et sécurisant des moteurs apaisa ma
tension accumulée pendant des semaines. J’inclinai mon siège
vers l’arrière, et portant les mains au visage pour m’essuyer la
sueur, j’effleurai ma joue… le pincement !
De vifs souvenirs d’enfance m’assaillaient à présent, et défi-
laient devant mes yeux comme sur un écran.
Avant ma naissance, alors que Maman m’attendait, Papa avait
décrété qu’elle lui offrirait certainement un garçon cette fois-là.
J’avais été précédée en effet d’Esther, de Frieda, de Na’houm-Da-
vid et de Bessie.
Au retour de la choule (synagogue), il fut accueilli par sa sœur,
Molly : « Mazel Tov, Aidel vient d’avoir une fille ! »
Papa la dévisagea incrédule : « En es-tu tout à fait sûre ? » Il se
précipita vers les escaliers et escalada les marches quatre à quatre.
Le Dr Bluestone, notre médecin de famille, sortait de la chambre
de Maman (à cette époque, on accouchait généralement chez soi).
« Ne vous tourmentez pas », dit le Docteur pour le réconforter,
« en temps voulu, elle se mariera et vous donnera un fils ».
C’était le 18 kislev (6 décembre 1914). La Première Guerre
mondiale, déclenchée en août, avait déjà dévasté bien des pays
d’Europe. Le nombre des morts et des blessés augmentait de jour
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